Publié le : 20 février 2006 Source : Zenit.org
Les newsLa pensée de Soloviev, aujourd’hui plus que jamais profitable, par le card. PoupardROME, Lundi 20 février 2006 (ZENIT.org) –« Revenir à la pensée de Soloviev est aujourd’hui plus que jamais profitable dans un contexte de laïcisme agressif caractéristique de certaines cultures du monde occidental », fait observer le cardinal Poupard à l’occasion d’un colloque consacré, à Rome, au grand penseur orthodoxe russe. Le cardinal Paul Poupard, président du conseil pontifical de la Culture est en effet intervenu sur le thème de « Vladimir Soloviev et l’idée romaine », samedi 18 février, lors d’un colloque organisé par le centre culturel Saint-Louis de France. Voici le texte intégral de cette intervention, avec l’aimable autorisation de l’Auteur. Monsieur le Président et chers amis de l’Association des Amis de Soloviev, 1. C’est une joie pour moi d’ouvrir notre matinée de travail consacrée à Vladimir Soloviev et l’idée romaine. Je tiens à vous remercier, Monsieur le Président Bernard Marchadier, de votre cordiale invitation à introduire les travaux sur un auteur fascinant que vous venez de retraduire et qui ne cesse de nous renvoyer à nos consciences, plus de cent ans après sa mort. Déjà, jeune Recteur de l’Institut Catholique de Paris, j’avais accueilli avec joie la suggestion de notre ami le regretté Dimitri Ivanov, fils du grand poète Viatcheslav, de consacrer trois jours de réflexion attentive – les 21, 22 et 23 novembre 1975 – pour le 75ème anniversaire de sa mort, à ce maître de la pensée moderne qui n’a cessé de méditer, toute sa vie durant, sur l’essence de l’Eglise, et par conséquent, sur la nature du véritable œcuménisme. Soloviev a réfléchi non seulement sur la nature mystique de l’Eglise, mais aussi, très concrètement, sur ses structures hiérarchiques, sur la mission du siège de Rome, sur le drame de la désunion des chrétiens. 2. Revenir à la pensée de Soloviev est aujourd’hui plus que jamais profitable dans un contexte de laïcisme agressif caractéristique de certaines cultures du monde occidental, où le dogme de la séparation du philosophique et du théologique, du naturel et du surnaturel, de l’humain et du divin est érigé en principe absolu du savoir. Dans ce contexte, il nous est précieux de redécouvrir la pensée de Soloviev et son concept de connaissance intégrale qui nous invite à réfléchir sur la recherche de la vérité dans sa globalité. Pour lui, le retour à la foi est la condition de la liberté de la raison, de la pensée et de l’agir : la connaissance ne peut être que totale. Aussi son œuvre est-elle celle d’un philosophe croyant, apôtre du Christ, auquel il adhère sans réserve : sa philosophie est au point de jonction entre sa recherche métaphysique, sa réflexion théologique et son espérance eschatologique toute pénétrée, vivifiée, animée par l’esprit et par les principes de la foi chrétienne. Du reste, Soloviev témoigne par sa vie tout autant que par son œuvre, que plus une pensée est soumise aux exigences de la raison, plus elle affirme les exigences de la foi. Bien loin d’être vouée à un processus inéluctable qui irait de la foi à la science athée, la science dans sa totalité, c’est la conviction de Soloviev, ne peut être saisie qu’à l’intérieur de la foi. Le fond de l’être est communion, ce qu’il exprime par les termes de « uni-totalité » et « uni-plénitude » dans l’ordre du vrai (Philosophie théorique 1887-1889), du bien (La justification du bien, 1889) et du beau (Le sens général de l’art, 1890) unifiés dans Le sens de l’amour, 1894. 3. Pour exister, l’homme doit agir. Pour agir, il a besoin de supposer un sens à l’existence. Mais cette présupposition implique qu’il y ait un donneur de sens : Jésus-Christ, Homme-Dieu, l’Universel. Et l’Eglise est le Dieu-Homme qui continue à vivre concrètement dans la Communauté d’amour qui se réalise aussi bien dans le domaine moral que dans le domaine sacramentel. Elle est aussi nécessairement la forme universelle idéale, à l’état d’ébauche, du Royaume de Dieu. C’est pourquoi, si tel ou tel de ses membres peut être malade, ses organes centraux ne sont pas vulnérables : la tête, c’est l’Homme-Dieu, le cœur la Vierge toute pure, et avec elle toute l’Eglise invisible des saints, qui nous conduit à l’apothéose de la liberté humaine au sein de la liberté divine. La pleine vérité du monde consiste en son unité vivante qui lui donne la forme de la beauté et l’incarne dans l’amour. Seul peut aimer celui qui croit au sens éternel de son amour pour cet être fini, ce qui est impossible sans croire en même temps à Dieu ainsi qu’à l’immortalité et à la résurrection, non du je et du toi seulement, ce qui est impossible, mais de tout le cosmos, car c’est en Lui seul que cet amour trouve son lieu et son espace. 4. Le choc de l’assassinat du Tsar Alexandre II, en 1881, provoque avec le scandale du Raskol, le schisme des vieux-croyants qui entraîne des millions de fidèles et paralyse spirituellement le peuple russe. Cet événement dramatique suscite une profonde réflexion sur l’état de l’Orthodoxie perçue comme une « Eglise locale » affaissée, sécularisée, et qui se doit de s’ouvrir à l’universalité si elle veut revivre. Pour Soloviev, sa lecture du schisme tient en une formule lapidaire : le particulier s’oppose au général, et le caractère local prime la vérité universelle. Avec cet évènement, Soloviev avoue avoir pris conscience « du fait que l’origine du mal… provient de l’affaiblissement général de l’organisme terrestre de l’Eglise visible, suite à la scission entre deux parties écartelées et hostiles. L’histoire a créé un abîme entre notre Eglise et celle de l’Occident. Mais aussi profond qu’il soit, cet abîme a été creusé par les mains de l’homme et non par celles de Dieu. La volonté de Dieu est immuable : qu’il n’y ait qu’un seul troupeau et un seul Pasteur. Aussi devons-nous nous efforcer de combler ce fossé fatal qui divise le troupeau du Christ. » Aussi Soloviev s’attelle-t-il désormais à « travailler à restaurer l’unité de l’Église, et que brûle le feu de l’Amour dans le sein de l’Épouse du Christ ! ». 5. Soloviev s’est-il « converti » au catholicisme ? Pour le Père François Rouleau, « la chose n’a pas de sens : il est impossible à un orthodoxe de se convertir à ce qu’il est déjà. Par contre, il a tenu à faire explicitement une profession de foi catholique, c’est-à-dire qu’il a voulu affirmer que sa foi orthodoxe impliquait la ratification de la vérité catholique (comme la vérité catholique implique la ratification de la foi orthodoxe) ». Zélé serviteur de l’Église universelle, Soloviev souhaitait ardemment et de toutes ses forces l’union des différentes Églises chrétiennes autour du Pontife romain. Son livre écrit en français, la Russie et l’Église universelle (Paris, 1889) l’atteste, mais encore d’autres ouvrages, dont Histoire et devenir de la Théocratie (1887) et les Trois entretiens suivis du Court récit sur l’Antéchrist (1899) dont nous présentons aujourd’hui la réédition. Il n’en restait pas moins, de cœur et d’âme, et aussi pour la pratique des sacrements, attaché à l’Église russe, ce qui, à ses yeux n’était pas une contradiction. En effet, Soloviev souligne que Rome a toujours reconnu la validité des ordinations sacerdotales conférées par l’Église russe. Pour lui, la séparation des deux Églises n’est qu’un fait qui résulte d’un amas de préjugés, non d’un conflit de doctrines : l’Église romaine et l’Église gréco-russe sont en communauté de foi et entre ces deux Églises, il n’y a pas eu de rupture complète et véritable. Aussi ne veut-il pas vivre « en secret » son catholicisme, ni pour autant rompre avec son Église russe, qu’il aime et où il est né. Par ailleurs, Soloviev ne veut pas embrasser le rite latin et pense que pour aider l’Eglise de Russie à se tourner vers Rome, il doit continuer de lui appartenir. 6. Comme le clergé russe avait reçu l’ordre de lui refuser la communion, en 1892, il se tourne vers les Uniates et reçoit, le 18 février 1896, la communion d’un prêtre de l’Eglise gréco-russe unie à Rome après lecture de sa profession de foi et d’une déclaration déjà publiée par lui dans La Russie et l’Église universelle : « Comme membre de la vraie et vénérable Église orthodoxe orientale ou gréco-russe, qui ne parle pas par un synode anti-canonique ni par des employés du pouvoir séculier... je reconnais pour juge suprême en matière de religion... l’apôtre Pierre, qui vit dans ses successeurs et qui n’a pas entendu en vain les paroles du Seigneur. » La confession religieuse de Soloviev demeure inchangée : « J’appartiens à la vraie Église orthodoxe, car c’est pour professer, dans son intégrité, l’orthodoxie traditionnelle que, sans être latin, je reconnais Rome pour centre du christianisme universel. » Ironie de l’histoire, en séjour dans la maison de campagne du prince Troubetskoï, la mort le prend à l’improviste et le curé du village d’Ouskoïe appelé d’urgence à son chevet est… pope de l’Église orthodoxe. 7. Dans une lettre sans équivoque à son ami Eugène Tavernier, Soloviev expose ses « principes religieux » : 8. Visionnaire, sinon prophète, Soloviev voit l’effondrement de la Russie et l’arrivée des « diaboliques » annoncés naguère par Dostoïevski. Que représente l’Antéchrist pour Soloviev ? Marx, Nietzsche ou Tolstoï ? La part de lui-même qu’il jugerait avec ironie comme cela a été souvent dit, ce que vous illustrez magnifiquement, Monsieur le Président Marchadier, dans la préface à la nouvelle édition des Trois entretiens et du Court récit sur l’Antéchrist ? Ce que Soloviev sait, c’est qu’il se prendra pour le vrai Christ, proposera un autre salut : séducteur aux flatteuses illusions, il « n’aimera que lui-même » au point de « se préférer à Dieu, inconsciemment et involontairement ». Tout lui réussira merveilleusement : devenu le maître du monde, il réalisera son évangile en donnant à tous « l’égalité du rassasiement général », la paix, la liberté, la culture dans le respect de toutes les valeurs spirituelles. Sous son règne, les hommes apprendront à s’aimer, s’admirer, s’idolâtrer eux-mêmes, non comme serviteurs et vivantes icônes du Christ, mais à la place de Dieu, dans l’oubli du Seigneur. 9. Nous n’avons que peu de temps, et il me faut vous donner la parole, chers amis admirateurs de Soloviev. Vous ne manquerez pas de développer les idées qu’il me revenait seulement d’introduire tout en soulignant leur grandeur et leur profondeur. Je le disais en introduisant mon propos : Soloviev nous renvoie à notre conscience. Il n’est pas seulement une figure du patrimoine russe : il fait désormais partie de cette tradition spirituelle – le Pape Jean-Paul II le présente dans son Encyclique Fides et ratio comme l’un « des exemples significatifs d’une voie de recherche philosophique qui a tiré un grand profit de sa confrontation avec les données de la foi » (n. 74) – qui ouvre devant nous de larges pistes de réflexions face aux défis de la culture contemporaine. A nous, chrétiens d’Occident, incombe le devoir de penser l’Eglise dans sa catholicité et non seulement dans sa latinité, numériquement dominante. Si l’Occident est resté trop longtemps en grande part étranger à l’Orient, à sa Sophia et à son expérience spirituelle, nous pouvons nous réjouir aujourd’hui d’un échange accru des biens, toujours fécond, entre les deux poumons de l’Eglise. Ce sera du reste l’objet du colloque de Vienne organisé en mai prochain conjointement par le Conseil Pontifical de la Culture et le Patriarcat de Moscou : donner une âme à l’Europe. *** Zenit.org, 2006. Tous droits réservés - Pour connaitre les modalités d´utilisation vous pouvez consulter : www.zenit.org ou contacter infosfrench@zenit.org - Pour recevoir les news de Zenit par mail vous pouvez cliquer ici |