Catholic.net International English Espanol Deutsh Italiano Slovensko
 - 15 avril 2024 - Saint Paterne
Publié le : 26 septembre 2007 Source :
 

 

Evangéliser

A-t-on encore le droit d’évangéliser ?

Entretien ave Fabrice Hadjadj, écrivain et professeur de philosophie, dans France Catholique du 20 septembre 2007 :

Fabrice Hadjadj, vous êtes invité à vous exprimer lors du colloque des soixante ans de l’Aide à l’Eglise en Détresse, le 4 octobre prochain, dont le thème est : "A-t-on encore le droit d’évangéliser ? Prosélytisme, dialogue interreligieux et autres défis". Quel sera votre point de départ ?

Un ouvrier consciencieux va d’abord voir son patron. C’est pourquoi j’irai réclamer mon point de départ à saint François Xavier, celui que l’Eglise dans sa sagesse nous donne comme le patron des missions. Je commencerai plus spécialement par cette fameuse lettre de 1544 qui circula de son vivant en Europe, celle où il parle d’aller en Sorbonne pour crier à ceux dont la science ne surabonde pas en apostolat : Que d’âmes ne connaissent pas le chemin de la gloire et vont en enfer à cause de votre négligence ! Certaines vocations se décidèrent à ces mots qui tiraient leur force d’une urgence radicale : il fallait baptiser ces âmes lointaines pour les arracher à une damnation autrement certaine. Or, ce qui est intéressant, c’est que de tels mots sont désormais impossibles.

Pourquoi ?

Disons que cette théologie généreuse avait quelques présupposés erronés, sur l’enfer et sur le martyre. A l’époque de François, beaucoup étaient persuadés que ceux qui ne recevaient pas le baptême sacramentel allaient être damnés ou, au mieux, se retrouveraient dans le bonheur naturel des limbes, privés de la vision béatifique. Mépriser la mission, c’était donc coloniser l’enfer, ou du moins dépeupler le paradis. L’évangélisation apparaissait comme une nécessité absolue. Plus tard, une certaine exaltation romantique du martyre prendrait le relais pour expédier de jeunes hommes au Tonkin, impatients d’être décapités. Or, ces deux théologies sont heureusement passées de mode. D’une part, la notion de baptême de désir nous permet d’affirmer qu’un homme est sauvé à partir du moment où il dit oui à ce qu’il connaît de la vérité dans son cœur ; d’autre part, peut-être à cause des errances de l’islamisme, nous cernons de mieux en mieux combien le martyre est à l’opposé de toute provocation suicidaire, et nous prônons plutôt la longue patience du dialogue.
Mais, dès lors, l’évangélisation paraît moins urgente. Elle n’apparaît plus qu’avec une nécessité toute relative. Entrer explicitement dans la foi catholique, ce serait un mieux, mais cela n’aurait rien de décisif, ce ne serait pas nécessaire au salut. Tel est l’étrange paradoxe : l’erreur d’hier conduisait à une grande énergie pastorale ; la vérité présente semble nous jeter dans le laxisme. C’est sans doute que cette vérité est mal comprise.

Les nécessités politiques du dialogue interreligieux seraient confortées par une théologie selon laquelle, Dieu voulant que chaque homme soit sauvé, il n’est pas absolument nécessaire d’essayer de convertir des gens qui ont une autre religion où Dieu leur livre forcément une part de vérité... Le Père Michel Gitton nous a récemment offert une chronique sur ce thème. A votre sens, qu’est-ce qui ferait qu’une troisième voie aurait plus de chance d’être dans la vérité divine ?

Je ne crois pas que le dialogue interreligieux ne relève que de nécessités politiques. Une vérité spirituelle exige un accueil spirituel, c’est-à-dire personnel et libre. La coercition, fût-elle psychologique, ne peut produire que des perroquets sachant le credo et parfois même des singes assez savants pour se faire liturgistes. Mais il ne faut pas oublier que nous parlons ici de l’abîme au bord de quoi toute la vie se décide. Il n’y a qu’un dialogue amoureux pour y conduire, même si le dialogue n’est pas tout, et que la solitude la plus profonde doit le prolonger, si l’on veut une intime rencontre avec ce Verbe que le Père exprime éternellement dans le silence.
Cela dit, toute la tâche de mon intervention sera d’esquisser quelques lignes de cette « troisième voie », comme vous dites (en vérité, la seule), à partir de la parole de saint Paul : Malheur à moi si je n’évangélise ! Quand on y regarde de plus près, c’est l’accent même de la lettre de François Xavier : les païens se damnent « à cause de votre négligence », autrement dit, c’est nous, les bons catholiques, qui sommes en faute et qui en n’entrant pas dans la mission de l’Eglise, risquons la damnation. Ce qui suppose un certain rétablissement de la théologie de l’enfer, trop en déshérence de nos jours.

Quelles sont les erreurs à éviter pour l’Eglise missionnaire d’aujourd’hui, erreurs dont on ne se rendra compte que demain ?

Je puis difficilement me faire juge. Le plus à craindre, à mon avis, c’est de confondre les moyens du catholicisme avec les moyens de la mondialisation. Même si la mission peut user d’un certain marketing, même s’il doit y avoir une propagande de la foi, les moyens de l’Evangile sont essentiellement des moyens pauvres, c’est-à-dire riches de présence réelle et d’incarnation. Rien ne remplace la proximité. Rien n’est plus fort que ces touchers sans spectacle que sont les sacrements. Sans doute est-il besoin d’atteindre des masses anonymes, mais l’essentiel est dans des amitiés avec des êtres de chairs dont on savoure les noms propres. Si nous parvenons à ramener tout le monde dans l’église par les prestiges d’une séduction totalitaire, nous pouvons être sûrs que nous sommes les missionnaires du diable, ces archiapôtres que condamnaient saint Paul.

L’autre danger est celui d’une évangélisation qui instrumentaliserait tout et écraserait la culture, dans une sorte de jdanovisme chrétien. Ceux qui parlent du théâtre comme moyen d’évangélisation ne parlent pas du théâtre comme art. Le vrai théâtre manifeste le drame, le part obscure ou trop éblouissante qui donne le vertige et ne peut se monnayer en messages. Ce qui me fait peur, c’est une évangélisation conçue comme un rouleau-compresseur qui fournirait toutes les réponses. Les hommes d’aujourd’hui meurent de réponses trop faciles et de solutions finales. Le but de la mission, ce n’est pas de donner des réponses, mais de laisser Dieu nous questionner (Pour vous, qui suis-je ? - Pierre, m’aimes-tu ?), sonder nos reins et nos cœurs, ce qui est beaucoup moins confortable. Si elle résout nos problèmes, c’est en les creusant jusqu’au mystère. Si elle guérit nos blessures, c’est en nous clouant à la Croix.

Quelle légitimité avez-vous à intervenir sur ces points de théologie missionnaire ? On vous sait philosophe. N’êtes-vous pas un de ces « nouveaux convertis » qu’on décrit souvent comme « les pires dans toutes les religions ?

Au Moyen Âge, bien des féroces inquisiteurs étaient des Juifs convertis. On a raison de se méfier. J’ai mis un certain temps, après mon baptême, à écouter plutôt qu’à mordre. Et j’ai encore beaucoup de chemin à faire : c’est que la conversion est un commencement et non un terme. En cela, je n’ai pas d’autre autorité que le sensus fidei commun à tous les fidèles, c’est-à-dire que ma seule et pauvre légitimité ne peut me venir que de ma soumission entière au magistère de l’Eglise. S’il est une différence, c’est dans la forme, la manière de pointer les paradoxes, de faire sonner les mots. De ce côté, je crois que je suis un dramaturge, avant tout.


Accueil | Version Mobile | Faire un don | Contact | Qui sommes nous ? | Plan du site | Information légales